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"L'immeuble Yacoubian " d'Alaa EL ASWANY



Alaa El Aswany, chirurgien dentiste, égyptien de 50 ans, rêvait depuis toujours de devenir écrivain. Il a décroché son diplôme d'odontologie à Chicago. Suivent dix ans d'impasses et de souffrance à cause de son incapacité, selon lui, à faire vivre ses personnages de façon satisfaisante. Influencé par les « portraits » de La Bruyère découvert dans sa treizième année au lycée de Bab El-Louq au Caire, nationalisé après la désastreuse équipée de Suez, il décide d'étudier chaque personnage avant d'écrire. « J'établis un fichier sur chacun d'eux, la couleur de leurs cheveux , leurs grimaces .Ce sont alors des personnages vivants qui vont prendre leur envol et m'échapper ». Il utilise une méthode américaine « la novel research ».

Ces personnages de papier vont se mettre à évoluer dans le grand immeuble Yacoubian, construit en l930, par un Arménien dans la belle rue Soliman Pacha, au Caire. Habité par des familles bourgeoises, il est au début de notre roman, habité par tous les échantillons de population.

Un des plus anciens habitants, l'architecte ZAKI Bey Dessouki, fils cadet d'Abd el-Aaal Dessouki, un des plus célèbres leaders du parti Wafd, plusieurs fois ministre, grosse fortune d'avant la Révolution, Zaki Dessouki a fait autrefois ses études à Paris et a la nostalgie de la vie, du luxe de l'Egypte pré-nassérienne; célibataire, avec un grand appétit sexuel il invite dans son bureau, les jolies serveuses des alentours et rencontre parfois Christine dans son restaurant luxueux « Maxim », de surcroît pianiste qu'il a connue bibliquement et à laquelle il est resté très attaché.  Elle joue « la Vie en rose », qui ponctue ses souvenirs français. Un coup fourré (un solitaire volé) par une prostituée indélicate, va provoquer l'ire de la sœur de Zaki : « on a volé la bague à Jules » …non à Daoulet, sa sœur. Ejecté par celle-ci de l' appartement familial, menacé de mise sous tutelle, grugé par son serviteur, unijambiste, Abaskharoun et par le frère de ce dernier Malak, fabricant de chemises qui convoite l'appartement, mais dans un premier temps une cabane sur la terrasse où établir son atelier.

Sur cette terrasse, ont été construites des petites structures, de 6 à 9 m2, (l porte, l fenêtre) pouvant accueillir de pauvres isolés, travailleurs, jeune couple…et aussi une jeune fille Boussaïna qui assure le vivre de sa mère et de ses jeunes frères en travaillant au magasin Chanane, dont le patron Talal, commerçant en textiles, vieux lubrique, qui lui recommande de ne quitter l'arrière boutique que lorsque «  sa robe sera sèche  » sa mère lui ayant dit « qu'une fille débrouillarde sait à la fois se préserver et préserver son emploi ! »

Taha Chazli, son fiancé, bachelier, passe le concours de l'Ecole de police, mais est refusé, parce qu'il est le fils du gardien de l'immeuble Yacoubian. Rejeté, humilié, il va se réfugier, à l'Université, honni d'une classe sociale qu'il abhorre, mais très vite distingué par un frère musulman, embrigadé à la Mosquée et pris sous la coupe d'un religieux, il va sombrer dans un islamisme pur.

Arrêté dans une manifestation, il est violé dans sa cellule par des officiels qui exige de lui la confirmation de l'homosexualité d'un journaliste habitant l'immeuble Yacoubian ainsi que sa participation à des activités des « frères musulmans. » Relâché, à partir de cette deuxième humiliation, la victime Taha, abandonné par sa fiancée, « qui ne veut pas porter la longue robe noire jusqu'à la fin de ses jours », sombre définitivement dans le radicalisme dur des « frères musulmans » et va se retourner contre les autres. L'engrenage est très bien décrit.

Le présentateur du livre nous parlait de «la grande foi » de Taha, jusqu'au sacrifice de lui-même. Certains d'entre nous n'étaient pas d'accord sur ce point de vue et penchaient plutôt vers de la vengeance mais la liberté de penser reste notre ligne directrice. De lumineux, au début, le jeune Taha, est éclaté et devient un personnage noir.

Je parlais du même processus dans une lecture de Yasmina Khadra, le jeune humilié, parti du bled, qui, pareillement s'engage jusqu'à l'acte terroriste accompli.

Le journaliste, éveillé aux « Lumières » Hatam Bey drague dans un bar, Abd Rabo (Abdou), un jeune militaire marié, père de famille et, l'ayant enivré, arrive à le persuader, «  l'amour est possible et n'est pas répréhensible ainsi , » alors que se réveillant après l'orgie, Abdou craint les foudres divines : « il ne fait que boire et forniquer  et craint le péché de Sodome et Gomorrhe ». Hatam Bey le persuade : «  le seul péché est l'adultère car il peut engendrer un enfant qui ne serait pas reconnu comme le sien  », alors que «  il n'y a aucun problème entre deux hommes ». Vu comme cela, certes !

Durant ce temps, Hadjz Azzam, homme d'affaires, (qui a débuté comme cordonnier, selon Zaki), essaie d'obtenir du premier ministre, un siège de député, une concession de voitures japonaises. De plus, fatigué de sa première femme dont il a deux fils adultes, il désire assouvir ses ardeurs avec du jeune sang neuf. Il prend une seconde épouse Madame Soad, jeune veuve d'un terroriste, mère d' un enfant de 9 ans, il l'installe dans un appartement de l'immeuble Yacoubian, lui refuse la garde de son fils Tamer et lui interdit toute nouvelle procréation. Elle est à sa botte et  « elle  l' a, lui, pour s'amuser  ». Je vous laisse découvrir la suite …

Le chemisier Malak a réussi à introduire Boussaïdina comme…aide commerciale, ? non, comme ménagère, ? non plus, chez Zaki Bey, avec un meilleur salaire, et la promesse d'obtenir de Zaki un contrat signé attribuant à Malak l'appartement de Zaki… Daoualet, l'infâme calculatrice va jouer de tous les moyens possibles contre Zaki.

Lisez le livre, je ne veux pas le dévoiler plus. C'est vif, nerveux, sans digressions stylistiques.

« Pourquoi les idées réactionnaires se développent-elles, en Egypte, comme une épidémie dans un climat étouffant et aliénant, » selon Al Aswany. qui pose la question et fait répondre un personnage de son roman : « la répression, la misère, l'absence de tout objectif national…Les Egyptiens ont perdu tout espoir en la justice sur terre et ils l'attendent dans l'au-delà. Ce qui se répand maintenant en Egypte, ce n'est pas de la religiosité réelle, mais une dépression nerveuse collective, accompagnée d'exhibitionnisme religieux  » (cf.Le Monde du 10.12.2007 article de Robert Solé)

Le même article, sur Alaa El Aswany nous éclaire sur ses positions : militant d'opposition, membre du mouvement Kefaya (ça suffit !), « il se défend de mélanger la littérature et l'action politique. La maladie du monde arabe, c'est la dictature. Intégrisme et corruption n'en sont que des complications. L'extrémisme religieux est le résultat direct de la répression politique » Mais où passe la frontière ? Et comment démêler ses propres réactions de celles de ses personnages ? écrit Robert Solé.

Pour conclure, une adaptation au cinéma du roman éponyme par Marwan Hamed, jeune réalisateur, (sorti en France en 2006) est passé à la censure d'Ali Abou Chadi, le président du Comité de censure égyptien. Comme ses pairs, Marwan Hamed a négocié pied à pied ses plans au bureau de la censure cinématographique au Caire. Certains députés et avocats avides de notoriété demandaient au Parlement l'interdiction de « L'immeuble Yacoubian (cf. l'Express du 8.11.2007).

« Des scènes du film ont été censurées dans certains pays arabisants. Ce n'est pas innocent quand on parle de la torture en Egypte et que ces scènes sont coupées en Tunisie… » article signé de Tristan Savin in «  LIRE »   de Novembre 2007.


Monique BECOUR