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"Les villes invisibles " d'Italo CALVINO

« LES VILLES INVISIBLES »(1972) d' Italo CALVINO (1923-1985)

Marie Goblot nous présente ce livre fascinant d'Italo CALVINO . Par le biais d'un face à face étonnant entre Marco Polo et Kübiläy Khan, historiquement petit-fils de Gengis Khan , empereur des Mongols, Calvino va nous décrire toute une série de villes imaginaires, fantastiques. Marco Polo (1254-1324) marchand vénitien, part vers la Chine et l'Extrême Orient depuis Venise, Lajazzo Ayas, Sivas (Arménie), l'actuelle Géorgie, le Golfe Persique (Ormuz), la Perse, le Pamir, Kachgar, Balkh , Yarkand, Khotan, les déserts du Lob Nor , Ganzhou, Shangaï , puis Cambaluc ( Pékin) et revient à Gênes en 1298, après 17 ans passés en Chine comme ambassadeur du Grand Khan. Il raconte le récit de ses voyages  : «  Le devisement du Monde  » dit «  el Milione  » ou « Le Livre des Merveilles du Monde  » comme d'autres écrivains le feront au cours des siècles. Ainsi Thomas More qui décrit en 1515 dans un beau livre cette construction imaginaire politique d'un idéal ou d'un contre idéal «  Utopia », un lieu qui n'existe pas. Tommaso Campenella , un moine calabrais qui écrit en 1602 « La Cité du Soleil  », ou encore nous dit Marie, Charles Fourier (1776-1837) qui invente le « phalanstère », et j'ajoute le « dogme d'utopie pratiquée » repris par Georges Duhamel dans «  La Chronique des Pasquier ». Calvino , je précise, militant communiste jusqu'en 1956, séduit par Fourier a écrit un livre sur ce théoricien socialiste, prônant le dogme de la communauté de biens. J'ajoute encore personnellement, Fourier qui a son buste dans l'enceinte du Kremlin à Moscou, juste après le mémorial et la flamme au soldat inconnu et qui ne recueillait pas le satisfecit de notre guide russe, qui reprochait, dans un merveilleux français, il y a quelques années, à notre groupe de français d'avoir été la source de tous les malheurs subis par ses compatriotes. Nous baissions la tête devant cette femme sans âge, lettrée, francophone, amaigrie, diminuée, comme ceux et celles que nous avons vu revenir d'un camp de concentration vers 1945-46. Que lui dire ? Utopie quand tu nous tiens….

Le livre d'Italo Calvino n'a pas une forme linéaire, ce n'est pas un roman au sens strict. Le lecteur entre, s'y perd, lit la description poétique de trois ou quatre villes au premier degré ( bien différencier la Ville italienne, agglomération agraire de « la Cita », cité antique et politique). Il reprend sa lecture le lendemain, cherche le lien entre les villes et constate qu'il existe des catégories et qu'il n'est pas obligé de suivre la succession logique des pages mais peut sauter d'un grand chapitre à un autre en y retrouvant chaque série de villes : les villes et la mémoire, les villes et le désir, -(mémoire) les villes et les signes, les villes cachées, les villes effilées,- (les plus légères et abstraites) -, les villes et les échanges, (échange de mémoires, de désirs, de parcours, de destins), les villes et le ciel,( la légèreté en réaction au poids de la vie), les villes et le regard, les villes et le nom, les villes et les morts ( la ville souterraine des défunts d'où percent des claquements de portes –que je compare littérairement à «  Pedro Paramo  » de Juan Rulfo - cf.ma chronique précédente)

Italo Calvino dit dans sa «  Préface  » qu'il voulait que ces séries alternent, s'entrelacent, onze séries de cinq textes. Il existe une terrible force d'invention de l'écrivain qui a construit son texte comme un échiquier : 55 villes et 9 chapitres, soixante quatre cases, suivant une structure mathématique,  la case centrale est au milieu des lignes croisées, au milieu de l'échiquier (en f3, suivant le croquis montré par Marie G.). L'image de réseaux est permanente, soit en villes liquides ou en villes solides. Chaque chapitre est précédé et suivi d'un texte en italique dans lequel Marco Polo et Kübiläi Khan réfléchissent et commentent. Au début Marco Polo utilise la langue des signes et gestes : tous deux se comprennent : «  dans leurs conversations, le plus souvent, ils demeuraient silencieux et immobiles  ». A  un moment la langue de Marco Polo se dénoue et les mots arrivent. Le grand Khan invente à son tour des villes, comme la Ville de Lalage ( ch.V )

Ces fables sont écrites sous forme d'apologues car le dernier contraste qui habite Calvino est le doute du monde écrit et du monde non écrit. L'aspect satirique de l'auteur apparaît dans l'évocation de l'idéal qui ne correspond pas à la réalité (villes pourries d'excréments, d'ordures, de décombres).

Pour conclure, il nous a été dit que cette lecture SURREALISTE est conseillée aux étudiants en architecture avec appui de copies de dessins de ces villes fantastiques imaginaires, que ce livre est celui le plus lu et apprécié de Calvino aux U.S.A., qu'il est de la même veine que « Mille milliards de poèmes » de Raymond Queneau ou à rapprocher d' « Un petit vélo à guidon chromé  » de Georges PEREC ( pour le goût des contraintes formelles en écriture ).

Monique BECOUR