Ce livre qui nous a réunis, le l6 Décembre, fût présenté et
éclairé magistralement par Christiane, Isabelle et Patricia (professeur de
cinéma et d’espagnol à Marseille), toutes trois hispanisantes dont deux
intervenantes, latino-américaines. Le
livre, traduit en français dès l959 par
Roger Lescot, paru dans «La Croix du Sud » dirigé par Roger
Caillois, et considéré comme l’un des ouvrages fondamentaux de cette seconde
moitié du XXème siècle, en Amérique latine,
passa pourtant inaperçu ou presque. Il est étudié par de nombreuses
universités dans le monde entier.

Photographies de Juan Rulfo
Juan RULFO naît en l9l7, au Mexique. Il a six ans
lorsque son père est assassiné, durant la Révolution, 9 ans lorsque sa mère
meurt. Ce sont les faits fondateurs de son écriture. Il est donc élevé par une
grand mère, et très marqué par l’Histoire de son pays.
Le récit n’est pas du tout linéaire : il veut, en partant de
la conscience, donner une vision éclatée
du monde paysan mexicain (cinquante deux
fragments environ séparés par des blancs avec des feed-back, des flashes, des
sauts, des fondus enchaînés comme des plans de film en technique de
cinéma : il fut photographe), d’où une approche de lecture hachée et
difficile, car sans polices de caractères typographiques différents, tout est
au présent de l’indicatif.
Dona Doloritas, la mère du jeune Juan Preciado, mourante,
lui a fait promettre d’aller à Comala retrouver son père, un certain Pedro
Paramo. « L’oubli dans lequel, il nous a laissé mon fils, fais
le lui payer cher ! ». Il arrive dans la région de Comala (près
de la ville de Sayula dans l’état de Jalisco – précisé par Christiane,) état où
vécut la famille de Juan Rulfo au Nord
de Mexico. Cette dernière s’est appuyée sur la thèse de Marie-Agnès Paleisi
- Robert « Jean Rulfo,
l’Incertain ».
Sur la route, Juan Preciado rencontre un muletier Abundio,
qui lui dit « être le fils de Pedro Paramo,» propriétaire d’un territoire immense tout
autour d’eux « la demi –lune », et, dit-il, « pourtant
nos mères ont accouché tant bien quel mal sur une natte, tous fils de Pedro Paramo que nous
sommes » ! D’en–avants
ponctuels et de retours en début du
livre sont décrits la vie d’ Abundio, son acte criminel.
Juan arrive dans le village mort où Eduwiges Dyada le reçoit
(deuxième petite rencontre que l’on croit réelle) en lui disant qu’elle
l’attendait car Dolorès l’avait prévenue « aujourd’hui, d’une voix
faible, car elle est morte depuis sept jours, qu’il arriverait ce jour
là ! » A partir de cet
instant, tout bascule dans
l’irrationnel.
Le livre est ainsi
construit, le lecteur passe, de Juan vivant (le réel) aux fantômes des
morts (pas zombies du tout), qui lui parlent, l‘entourent, le soignent. Ce n’est pas un rêve éveillé car des indices,
des objets, des petits faits vrais sont semés çà et là : (le mulet
d’Abundio, la tasse de café à son réveil,
le quinquet posé près de lui, le lit en bambou, les vêtements de la
jeune femme posés sur la chaise). Le lecteur s’engage, mal à l’aise dans l’irrationnel avec des tendances à
revenir sur quelques pages s’il est cartésien. A-t-on mal lu ? mal
compris ? et puis on continue, on ne recule plus, embarqué, avec des noms,
des rumeurs, des voix de personnages qui passent, repassent. Sont-ils
réels ? Vivants ? Les échos de dialogues murmurés, dans les maisons
ou depuis d’anciennes tombes, les plaintes d’un ancien pendu dans la pièce où
Juan s’est endormi sur le sol, du couple incestueux dans le galetas au-dessus
de sa tête…mais lorsque Juan s’éveille, il voit le ciel à travers la
toiture ! Le lecteur retombe dans la réalité immédiate. Je ne dévoile pas
la suite du passage, lisez ce livre !
Du passé émergent des histoires, celle d’un autre fils illégitime de Pedro
Paramo, Miguel Paramo, coureur, buveur, « tous
les vices à dix-sept ans » qui tue un mari qui le gêne, viole sa fille
Ana, la nièce du Père Renteria qui
n’arrive plus à pardonner ni à bénir les fidèles. Miguel, son cheval l’a désarçonné, ne retrouve plus la route de Comala, dans la
brume épaisse. Dona Eduwiges lui dit, de sa fenêtre, « tu dois être
mort » et les paysans qui se rendent à l’enterrement, « obligés
par leur patron d’être tous en souliers comme le dimanche, craignent les cors
aux pieds», discutent entre eux, car Miguel
a été vu, frappant à la fenêtre, tandis que son cheval fou court
toujours. L’un d’eux : « vous croyez que Don Pedro avec le
caractère qu’il a, permettrait que son fils continue à trousser
les filles ? Laisse-nous çà à nous autres… S’il
l’apercevait dans le coin, il le renverrait au cimetière » !…
Autre histoire, celle de l’amour inconditionnel de Pedro
Paramo, le cacique pour la belle Susana
San Juan, son épouse. Nuit après nuit, il la regarde, agonisante,
rêvant, silencieusement (toujours temps présent formel) à son mari ou son amant
d’antan, le beau Florencio : un 8 Décembre (petit fait vrai, actuel,
croyons nous) toutes les cloches des villages alentour carillonnent pour
l’enterrement, dans un climat de kermesse. Ces types de personnages de fête !
ici, sont (cf. Nathalie Sarraute) des
porteurs d’état que nous retrouvons en nous-mêmes : ils m’on
fait surgir un souvenir d’Oaxaca (Mexique) où dans la grande rue en pente, descendait une procession de musiciens
en vert avec tambours et flûtes
et enfants de blanc vêtus portant les bannières. Filmant, je m’aperçus
que c’était un enterrement !… Rulfo serait-il,
parallèlement, un précurseur du «Nouveau
Roman» de Sarraute !
Des rebelles armés auxquels s’est
joint le Père Renteria, arrivent au cri de guerre de « Cristo
Rey ». « Ils marchent pour Carranza et le Général
Obregon ». Qui sont-ils ? Voici la seule amorce historique
légèrement effleurée. Nos amies nous ont situé le contexte dans l’Histoire, et
une chronologie, qui m’ont manquées personnellement à la lecture du livre.
Un
peu d’Histoire du Mexique : en l855, les libéraux, sous la direction de
Benito Juarez entreprennent la Réforme.
Une nouvelle constitution fédérale est votée : s’ensuit une
« guerre de trois ans » (l856-l861).
Juarez
confisque les biens de l’Eglise et suspend le paiement, pour deux ans, des
intérêts de la dette extérieure. Napoléon III rejette les offres de Juarez
(guerre du Mexique l862-l863). L’archiduc Maximilien d’Autriche, devenu
empereur du Mexique, ne tient qu’avec l’appui des troupes françaises, il est
pris et fusillé à Queretaro en l867, par les troupes de Juarez.
(Susana, l‘épouse de
Pedro Paramo serait née, vers l865, elle est partie de Comala vers l880, s’est
mariée peut-être avec Florencio, et n’est revenue seule que vers l910 à Comala.)
A Juarez, succède Lerdo de Tejada (1872-1876) qui relance
une politique anti-cléricale suivie de soulèvements paysans. Renversé par
Porfirio Diaz en l876, ce dernier
instaure « la Pax Porfiriana, » jusqu’en 1910, régime de pouvoir
personnel, de compromis avec les divers
groupes sociaux. Il accorde la non-application des lois anticléricales et aux
« caudillos » libéraux la possibilité de s’enrichir. Suit une grande
expansion industrielle, économique, administrative et assainissement des
finances jusqu’en 1911. Mais dès le début du siècle, surgissent de
nouvelles tensions sociales dans les
campagnes, l’expansion de la grande propriété
foncière (exemple la "demi-lune" de Pedro Paramo), au
détriment des paysans ; le
prolétariat urbain qui se développe n’a
pas accès aux postes politiques et s’agite également.
Porfirio Diaz vieilli, surgit alors Francisco Madero (du
mouvement démocratique) qui appelle à l’insurrection (l9l0) au Nord avec Pancho
Villa et Orozco et, au Sud avec Emiliano
Zapata ; ils prennent la tête du soulèvement paysan et fixent les buts
agraires. Diaz tombé en 1911, Madero devient Président, puis meurt dans un coup
d’état du Général La Huerta, dictateur (1913).
La
guerre civile s’ensuit et les troupes de Carranza, commandées par le Général
Obregon – ( nous retrouvons ici les rebelles de notre récit marchant sur
Comala), - défont celles de Pancho
Villa. Zapata est assassiné en 1919. Caranza propose une réforme agraire qui
restitue les terres accaparées par une Constitution socialisante (mais la
propriété éminente de la nation sur le sous-sol n’est pas appliquée). Le
pouvoir appartient au militaires qui assassinent Carranza en 1920. Lui succède
le Président Obregon (1920-1924) qui ramène la Paix, redistribue la terre mais
une nouvelle fois, soulèvement militaire,
du Général La Huerta :
Guerre civile (1923-1924), remportée par Calles (1924-1928) : à nouveau
une politique de reconstruction autoritaire et une campagne anti-religieuse. La
hiérarchie catholique répond par la suspension du culte public en 1926, prend
les armes car, persécutée, n’a plus de pouvoir, alors que le sentiment
religieux est très fort dans le peuple des campagnes qui entre dans
l’insurrection aux cris de « Cristo Rey ». La « guerre
des « Cristeros » se déroule de 1926 à 1929.
En l926, déroulement de notre récit, de la prise d’armes du
Père Renteria, de la mort de Pedro Paramo.
La guerre se termine par un compromis entre l’Eglise et
l’Etat. Calles garde la direction du parti national révolutionnaire, tandis que
le Président Cardenas (de 1934 à 1940) apaise la querelle avec
l’Eglise ; la réforme agraire
s’achève avec la distribution de 17 millions d’hectares, l’irrigation des
terres, l’amélioration des techniques paysannes regroupées en coopératives. Les
compagnies pétrolières étrangères sont expropriées en 1938.
Qu’il soit bien admis que toute cette partie historique
n’est pas décrite dans l’œuvre : elle la sous-tend, à peine
ébauchée (p.137-138) mais le lecteur
peut souhaiter ces précisions, non indispensables pour une lecture
poétique de l’œuvre. Rompant avec le roman réaliste, l’auteur veut témoigner, à travers son père
et sa famille, de l’histoire de son peuple au Mexique, sous la Révolution en se plaçant du côté et avec les point de
vue des opprimés.
Nos présentatrices, de langue maternelle espagnole, nous ont
convaincus que la langue poétique originelle du livre (bien rendue par le
traducteur) a son génie propre que nous avons apprécié par la lecture croisée
d’Isabelle et de Patricia, que l’auteur use beaucoup d’allitérations en
espagnol difficiles à rendre en français donc poésie rendue avec un peu moins
de force. Carlos Fuentes dit «que
cette histoire se situe dans le territoire privilégié du surréalisme :
cet espace de l’esprit où, selon André Breton, la vie et la mort,
le réel et l’imaginaire, le passé et le futur cessent d’être
perçus comme contradictoires ».
Monique BECOUR
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